Un chouïa de documentation

Je suis un terroriste n'est pas un roman à thèse sur l'intérêt ou la nécessité du terrorisme d'ultra-gauche, car sinon ce serait un essai.
Un chouïa de documentation est tout de même nécessaire, en plus d'explorations et de quelques rencontres. Car la petite histoire de la France est surtout remplie de violences politiques. Il faudrait carrément remonter au dix-neuvième siècle, à des bombes en plein Parlement. Mais les personnages de Je suis un terroriste n'ont même pas besoin d'y penser: il y a bien assez à faire avec la France contemporaine, celle qui commence avec Action Directe et se poursuit actuellement par le fichage ADN et le tabassage de jeunes par les forces de l'ordre.
Voici donc, à titre d'information pure, quelques éléments de contexte, comme l'on dirait dans les raouts de consultants en stratégie d'entreprise. De toute façon, .les personnages de Je suis un terroriste évoquent peut-être des épisodes absents de cette page.

Le cas de Jean-Marc Rouillan

En 1985 et 1986, Action Directe exécute Georges Besse, PDG de Renault, et le général Audran. Par la suite, Rouillan et trois autres membres d’Action Directe (Joëlle Aubron, Nathalie Ménigon et Georges Cipriani) furent condamnés à la perpétuité, dont 18 années de sûreté. Joëlle Aubron fut libérée  en 2006 en raison d'un cancer et mourut dans les mois suivants.
Fin 2007, Rouillan bénéficie du régime de semi-liberté : il travaille la journée à l’extérieur de sa prison, où il passe ses nuits. Une condition est qu’il ne fasse pas de politique et ne revendique plus ses actes passés. Cependant, en octobre 2008, il accorde une interview à L’Express, qui lui demande s’il regrette ses actions. Rouillan répond ceci : «Je n’ai pas le droit de m’exprimer là-dessus… Mais le fait que je ne m’exprime pas est une réponse. Car il est évident que, si je crachais sur tout ce qu’on avait fait, je pourrais m’exprimer.»
Aussitôt, sa semi-liberté est supprimée, sous le prétexte que dans les phrases citées, il aurait « implicitement » défendu les meurtres commis par Action Directe. « C’est le délit d’opinion réinventé », écrit Schneidermann dans Libération. Sur les meurtres, « il ne s’exprime pas », lit-on dans Le Monde. Ainsi Rouillan apparaît-il comme un détenu politique.


Bruno, Ivan, Isa et quelques autres prisonniers politiques

Le 19 janvier 2008, Bruno et Ivan sont arrêtés à Fontenay-sous-Bois en possession de pétards, de crève-pneus et de fumigènes artisanaux (un mélange de chlorate de soude, de farine et de sucre ; ce mélange est inflammable mais, n’étant pas confiné, il ne peut exploser. Ces objets deviennent pour la justice une « bombe à clous »). Alors qu’Ivan et Bruno sont contrôlés depuis plusieurs minutes, Damien passe par hasard devant eux. Les flics l’arrêtent également, pour des raisons inconnues.
Mis en examen, Bruno et Ivan déclarent au juge d’instruction qu’ils se rendaient à la manifestation devant le centre de rétention de Vincennes et qu’ils avaient des fumigènes pour se rendre visibles auprès des sans-papiers enfermés, et des clous tordus pour crever les pneus de véhicules. Damien, qui déclare ne rien savoir, est placé sous contrôle judiciaire. Bruno et Ivan sont placés sous mandat de dépôt correctionnel (de 4 mois renouvelables)et mis en détention préventive à Fresnes et à Villepinte.
Le 23 janvier, Isa et Farid sont arrêtés par les douanes au péage de Vierzon (18). Les douaniers contrôlent leur identité et constatent que Farid est fiché. Ils fouillent alors la voiture et trouvent dans un sac un peu moins de 2 kg de chlorate de soude, des plans originaux de l’Etablissement Pénitentiaire pour Mineurs (EPM) de Porcheville (78) et un CD avec des fichiers de ces plans portant la mention « Nous encourageons la diffusion de ces plans afin de soutenir et de documenter toute critique, toutes luttes s’attaquant au système carcéral », du chlorate de potassium et deux ouvrages. L’un, en italien, nommé A chacun le sien, 1000 moyens pour saboter ce monde qui décrit différentes techniques de sabotage. L’autre livre, en anglais, est intitulé Manuel de munitions improvisées. Au cours de leur garde à vue, après plusieurs refus, Isa et Farid finissent par accepter le prélèvement ADN. Selon les flics, le profil ADN d’Isa correspondrait à un cheveu retrouvé sur un dispositif incendiaire qui n’a pas pris feu. Composé de plusieurs bouteilles d’essence et d’allume-feux, il a été découvert le 2 mai 2007 sous une dépanneuse de police garée devant le commissariat du XVIIIe arrondissement de Paris.
Le 27 janvier, Isa et Farid sont entendus par la juge d’instruction antiterroriste Marie-Antoinette Houyvet. Isa et Farid sont accusés de « transport et détention de substances incendiaires et/ou explosives en vue de commettre des atteintes aux biens et/ou aux personnes et participation présumée à une association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme, en l’occurrence pour avoir participé aux activités de la “mouvance anarcho-autonome francilienne” (MAAF), ces faits s’inscrivant dans le cadre d’actions concertées et violentes visant à déstabiliser les structures de l’état français. » (Cependant, aucun groupe ne porte le nom de MAAF.) Du fait de l’histoire de la dépanneuse, Isa est aussi inculpée pour « tentative de destruction de biens par l’effet d’une substance incendiaire ou explosive, d’un incendie ou de tout autre moyen de nature à créer un danger pour les personnes ».

Farid fait ainsi le récit de sa garde à vue : « Au siège de la DNAT à Levallois-Perret, hommes en armes aux aguets à l’entrée, on entre dans un bunker en préfabriqué ultra sécurisé. On est placé chacun aux extrémités des locaux de garde à vue, il n’y a que nous. Isolement sensoriel garanti : un store devant la vitre de la cellule empêche de voir même le couloir, on n’entend rien de l’extérieur, l’insonorisation est totale (ça les empêche pas de nous punir en laissant allumé une sorte de néon aveuglant dans la cellule).
« Vont suivre 3 jours d’interrogatoire intensif, ouvrable de 7 h à minuit. Ils viennent nous chercher trois fois par jour, de préférence quand ils ont vu avec la caméra dans la cellule qu’on s’était endormi. On ne sait jamais quelle heure il est, combien de temps on a déjà passé dans cet enfer froid. Ils nous cuisinent pendant 2 à 3 heures interminables à chaque fois. Une des menottes est accrochée à un anneau rivé au bas du mur, ça facilite la chute ! Tout est fait pour nous rendre étrangers à nous-mêmes, la tête dans un étau, c’est l’aliénation totale qui nous guette. Le ton monte au fur et à mesure, ça sent l’“obligation de résultat”, les aveux à tout prix.
« Et puis ils nous demandent de signer qu’on n’a subi aucune violence physique ! Ensuite, on est transféré au dépôt de Paris, où on arrive au milieu de la nuit. On y reste toute la journée, la crasse et le bruit ont quelque chose de rassurant. Enfin, le dimanche soir, c’est-à-dire une grosse centaine d’heures après notre arrestation, à bout de forces au moment où il en faut le plus, on passe devant la juge d’instruction anti-terroriste qui signifie la mise en examen et demande la détention préventive, puis devant le juge des libertés et de la détention qui nous incarcère à Fleury-Mérogis.
« Lors des interrogatoires au cabinet de la juge d’instruction, tout y passe : l’enfance, la famille, les voyages, les lectures, et toujours pour chercher des racines fantasmées au terrorisme. Sans parler de l’expertise psychiatrique surréaliste (« Que pensez-vous de vos parents ? Avez-vous des problèmes avec les femmes ? Est-ce que vous vous aimez ? »), qui sera pourtant souvent citée pendant l’instruction. Plus que des actes, c’est la dangerosité qui est jugée, la dangerosité d’une vie qui se veut en lien avec tous ceux qui luttent contre l’exploitation et l’oppression de ce système. »

Isa et Farid sont tous les deux placés en détention préventive à Fleury-Mérogis. Farid est sous mandat de dépôt correctionnel (périodes renouvelables de 4 mois) et Isa sous mandat de dépôt criminel (périodes d’un an). Isa et Farid sont chacun seuls en cellule et peuvent rencontrer les autres détenus en promenade et pendant les activités (quand ils en ont). Ils sont classés « Détenus particulièrement surveillés » (DPS), ce qui leur vaut notamment un attirail sécuritaire spectaculaire pour tout déplacement. Des proches et toute personne voulant rendre visite à Isa et Farid sont convoqués par la Section antiterroriste (SAT), au Quai des Orfèvres à Paris.
Le 24 février, Farid est tabassé par des détenus auxquels des matons ont fait croire qu’il était d’extrême droite.
En avril, la juge d’instruction antiterroriste Marie-Antoinette Houyvet demande au juge Ludovic André (juge d’instruction à Créteil) de se dessaisir de l’affaire d’Ivan, Bruno et Damien à son profit. Autrement dit, elle demande à ce que les affaires d’Isa et Farid, et d’Ivan, Bruno et Damien, soient liées et constituent un seul et même dossier, car ces personnes se connaîtraient.
Le 3 avril, Isa est transférée à Lille-Séquedin (59), une des prisons les plus récentes, ultra-sécurisée et souvent utilisée pour les transferts punitifs. L’explication donnée est qu’elle a envoyé des dessins de la prison, ce qui a été interprété comme un projet d’évasion.
Elle décrit ainsi sa nouvelle prison : « Un environnement en apparence plus sécurisé, lisse, propre mais glacial. De larges couloirs éclairés, ponctués de caméras sous des globes de protection, une petite cour sans âme sous vidéosurveillance, tapissée de goudron et cerclée d’une double rangée de grilles et de barbelés, une cellule munie d’une douche, d’une télé d’office et de 5 prises électriques (!)... Et pour peupler de fantômes cet espace morne, une rationalisation et discipline des mouvements, attachées à réprimer la vie dans ses moindres recoins.
« Cette nouvelle prison gérée en partie par une société privée (la Siges — filiale de Sodexho) qui s’occupe du travail. Les salaires sont inférieurs à 200 euros pour les femmes (pour un temps plein), 100 de plus pour les hommes. »

Le 17 avril, les chefs d’accusation sont requalifiés pour Damien, Ivan et Bruno : la juge y ajoute « en relation avec une entreprise terroriste, en l’espèce la Mouvance Anarcho-Autonome Francilienne ». Juan, le frère d’Isa, est arrêté en pleine rue par les flics de l’antiterrorisme, qui le placent en garde à vue au quai des Orfèvres et lui disent qu’ils veulent avoir son ADN pour savoir s’il « match » (« correspond ») avec l’un des ADN retrouvés sur l’engin incendiaire de mai 2007. On lui prend de force son caleçon pour y prélever de l’ADN. Après 48 heures, Juan est finalement relâché, son profil ADN ne correspondrait pas.
Fin mai puis le 6 juin, Farid puis Ivan et Bruno sont remis en liberté provisoire, avec obligation de pointer une fois par semaine chez les flics et de se rendre deux fois par mois au Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP).
Le 20 juin, Juan est arrêté au domicile de ses parents. Il est directement conduit devant le juge antiterroriste Brunaud, qui demande sa mise en détention et l’accuse d’« association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste et de tentative de destruction de biens par l’effet d’une substance incendiaire ou explosive, d’un incendie ou de tout autre moyen de nature à créer un danger pour les personnes ». Lors de sa dernière garde à vue, les flics auraient aussi prélevé de l’ADN sur un gobelet. Cette fois-ci, ce profil ADN correspondrait à l’une des traces ADN relevées sur l’engin incendiaire de la voiture de flics.
En juillet, suite au tabassage par les matons d’une détenue à la prison de Rouen, un mouvement collectif s’organise. Les prisonnières refusent notamment pendant quelques minutes de regagner leurs cellules. Une quinzaine d’entre elles passent en commission de discipline. Quatre filles prennent cher : Isa prend notamment 10 jours de mitard (elle est accusée d’être la meneuse de ce mouvement).

Isa fait ce récit du mouvement de la prison de Rouen : « Pendant plus d’une heure, on a entendu cette personne péter les plombs, passant progressivement des appels aux cris et aux pleurs, en cognant la porte. On ne savait pas encore pourquoi. Quand le gradé est arrivé vers 23 h 30 avec 3-4 autres matons, ils ont extrait la jeune fille de la cellule ; elle était en petite culotte. Elle s’est mise à crier : « On m’envoie au mitard ! » « à l’aide ! », puis elle a été bousculée à terre devant ma porte et elle gueulait comme elle pouvait, qu’on était en train de la menotter et de lui écraser la figure avec les bottes. On a du l’attraper violemment par le cou étouffer sa voix et l’évacuer plus loin. S’en est suivi plus d’une heure de suffocations et de larmes ; sa respiration était particulièrement altérée et saccadée. Pendant qu’elle était ballottée, toutes les portes de la détention s’étaient mises à tanguer à l’unisson pour qu’on la lâche et manifester notre présence.
« Le lendemain matin, lorsque nous l’avons vu arriver en cour de promenade elle avait les yeux tuméfiées et plusieurs contusions au cou, mollet, ventre, mains et poignets, dos. La fin de l’heure s’approchant, nous nous sommes dirigées à l’angle opposé de la porte d’entrée et nous avons formé une chaîne non sans quelques petits frissons. Quand la silhouette de la surveillante est apparue pour annoncer le retour en cellule, tout le monde a dit « On reste et on veut voir le directeur ». La fièvre nous a pris et ça a commencé à siffler et gueuler tout ce qui nous sortait par la tête, en vrac « On a peur de vous ! » « Révolution ! » « Allah Akbar ! » « Pouvoir assassin ! » « On n’est pas en sécurité ! » « Nique Sarko ! » « La MAF avec nous ! » « C’est l’émeute ! » « Solidarité ! » Le soir, comme prévu, quelqu’un a donné le signal en tapant sur les tuyaux de chauffage. Et les portes des cellules ont commencé à battre la mesure avec entrain, pour rappel. Le lendemain matin toutes les détenues se rendant au parloir ont été fouillées à nu (d’habitude ce n’est qu’au retour) pour chercher un éventuel communiqué pour l’extérieur, rédigé collectivement. (etc., jusqu’au mitard) »

Le 29 juillet, G. est arrêté en pleine rue par les flics de l’antiterrorisme. Il est immédiatement placé en garde à vue et les flics lui expliquent qu’ils veulent son profil ADN pour savoir s’il correspond à l’un de ceux de la dépanneuse de police (et ce, au motif que G. a subi, par le passé, 2 garde à vues avec Juan). G. ne déclare rien et refuse photos, prises d’empreintes digitales et ADN. Les flics lui ouvrent la bouche de force pour lui prendre un peu de salive. G. est finalement relâché au bout de 48 heures, son profil ADN ne correspondrait pas à ceux de la dépanneuse.
Le 31 juillet, Juan, qui demande à y être seul, refuse de retourner en cellule. Il est placé au mitard pour 7 jours, durant lesquels on l’empêchera de dormir. à l’issue de ces 7 jours, on lui propose soit le quartier d’isolement, soit de regagner une cellule, où ils ne seront plus trois comme avant, mais deux. Ce qu’il accepte.
Le 14 août, Damien se rend à une convocation devant la juge Houyvet. La juge lui ajoute alors un chef d’accusation : « tentative de destruction de biens par l’effet d’une substance incendiaire ou explosive, d’un incendie ou de tout autre moyen de nature à créer un danger pour les personnes ». Au passage, la juge cherche de nouveau à obtenir l’ADN de Damien, ce qu’il refuse, expliquant son opposition au fichage. Il est emprisonné à Villepinte sous mandat de dépôt criminel.

L’affaire de Tarnac

Début novembre 2008, des fers à béton sont arrimés à une caténaire sur des voies SNCF. Ce sabotage est mineur : tous les spécialistes reconnaissent que le seul danger est de provoquer des retards de trains.
Le 11 novembre et les jours suivants, la police réalise de nombreuses arrestations à Rouen, Nancy, Paris, et surtout Tarnac, un petit village du centre de la France où un groupe d’anarchistes s’occupe d’une épicerie sociale (dont les subventions seront annulées après cette affaire). 10 personnes gardés à vue pendant 96 heures, comme le permet la législation antiterroriste. Après cette période, 5 personnes sont mises en détention. Parmi les mis en examen figurent notamment Julien Coupat, présenté comme le « chef des anarchistes », et sa compagne Yldune Levy. A Tarnac, la police découvre des horaires SNCF, que l’instruction désignera par la périphrase « des documents précisant les heures de passage des trains, commune par commune, avec horaire de départ et d’arrivée dans les gares ». L’instruction s’en servira comme un élément à charge, signifiant que les inculpés sont soupçonnables d’avoir voulu saboter les voies SNCF.

Quand Mathieu B., 27 ans (Etudiant récemment en mastère de sociologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales - EHESS), se souvient de son arrestation, il a cette image d’hommes encagoulés de la police antiterroriste cherchant « des explosifs dans les pots de confiture de ma mère ».
Gabrielle Hallez raconte ainsi son arrestation : « 6h40 : braquée dans mon lit. Cagoulés, des hommes de la sous-direction de la lutte antiterroriste (SDAT) cherchent désespérément des armes en hurlant. Menottée sur une chaise, j'attends la fin des perquisitions, ballet absurde, pendant des heures, d'objets ordinaires mis sous scellés. Sachez-le, si cela vous arrive, ils embarquent tout le matériel informatique, vos brosses à dents pour les traces ADN, vos draps pour savoir avec qui vous dormez.
« Quand cinq flics arrêtent un type, ça peut sembler arbitraire, quand ils sont 150 et avec des cagoules, ça a l'air sérieux, c'est l'état d'urgence. La présence des journalistes fait partie de la même logique. Ce qui s'est passé là, comme les arrestations à Villiers-le-Bel, ce n'est pas un dérapage, c'est une méthode.
« Levallois-Perret, locaux de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) et de la SDAT. Des préfabriqués sur trois étages, superposition de cellules spéciales, caméras panoptiques braquées en permanence sur toi. Quatre-vingt-seize heures de garde à vue. Mais le temps n'est vite plus un repère. Ni heure ni lumière du jour. Je ne sais pas combien de personnes ont été arrêtées. Je sais seulement, après notre arrivée, les motifs de mon arrestation.
« Les interrogatoires s'enchaînent. Une fois huit heures sans pause, va-et-vient de nouveaux officiers qui se relaient. Mauvaises blagues, pressions, menaces : (…) "Tu ne reverras plus ta fille". Leur bassesse n'est pas une surprise. Ils me questionnaient sur tout : "Comment vivez-vous?", "Comment êtes-vous organisés pour manger?", "Est-ce que tu écris?", "Qu'est-ce que tu lis?" Ils voulaient des aveux pour donner corps à leur fantasme de cellule terroriste imaginaire.
« Un des officiers de la police judiciaire (PJ) m'a annoncé, lors de la perquisition : "Nous sommes ennemis." Ennemis peut-être, mais nous ne sommes pas leur reflet. Il n'y a jamais eu de cellule invisible, et nous n'avons que faire de "chefs" et de "bras droits". La police croit toujours que ce qu'elle traque est organisé à son image, comme en d'autres temps, où elle brandissait le spectre du syndicat du crime.
« Fleury-Mérogis – la plus grande d'Europe. Tous les charognards gardent cette prison, pigeons, corneilles, mouettes et de nombreux rats. Nous y sommes arrivées, Manon (Gilbert), Yildune et moi en tant que détenues particulièrement surveillées (DPS), ce qui implique des mesures de surveillance plus soutenues, comme, d'être chaque nuit réveillées toutes les deux heures, lumières allumées et sommées de faire signe. Fouilles intensives et répétées. Ce statut, seules les prisonnières politiques basques l'ont à Fleury, et Isa l'avait eu aussi, en détention depuis bientôt un an sous le coup d'une procédure antiterroriste [cette personne est soupçonnée d'avoir posé un explosif sous une dépanneuse de la Préfecture de police de Paris, en mai 2007]. Les fouilles au corps, le mitard, les petites humiliations, le froid et la nourriture dégueulasse : le quotidien de la prison est fait pour écraser. »

Julien Coupat est diplômé de l’ESSEC. Cofondateur de la revue Tiqqun avec Mehdi Belhaj Kacem, c’est un ami du philosophe Giorgio Agamben. Julien Coupat et Yldune Lévy, incarcérés l’un à la prison de la Santé et l’autre à Fleury-Mérogis, sont traités comme des détenus particulièrement surveillés (DPS). Selon une révélation du Canard enchaîné du 17 décembre, "depuis un mois, à la maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis, la nuit, toutes les deux heures, la lumière s’allume dans la cellule d’Yldune Lévy, présumée d’"ultragauche" saboteuse de caténaires SNCF (...). Officiellement, c’est "pour la protéger d’elle-même". En réalité, comme le concèdent des juges en privé, il s’agit d’abord d’"attendrir la viande" de cette "dangereuse terroriste" ».
Le 7 janvier 2009, ces faits sont analysés dans Le Monde : « Avec l’altération des rythmes de sommeil, c’est ainsi une des méthodes de privation sensorielle utilisée à grande échelle par les forces américaines dans le cadre de la "guerre contre la terreur", qui serait employée en France à l’endroit d’une personne présumée innocente. Le but est toujours le même : briser la résistance psychique du détenu. Or de telles pratiques, dont la capacité destructrice est indéniable, sont qualifiées, en droit international, d’actes de torture. (…) A quoi bon s’indigner de la législation d’exception mise en œuvre par l’administration Bush à Guantanamo sur des centaines de prétendus terroristes si nous entrons à notre tour dans la même régression, serait-elle de moindre gravité, à la faveur d’un consensus plus ou moins tacite ? » (Michel Terestchenko, philosophe et auteur de l’ouvrage Du bon usage de la torture, La Découverte)

Dans L’Humanité du 23 décembre 2008, Gérard Coupat, père de Julien Coupat et médecin à la retraite, rapporte que des techniciens de la SNCF « m’ont expliqué combien il est farfelu d’imaginer que Julien et Yldune puissent arriver à arrimer des fers à béton sur une caténaire. C’est une manipulation qui ne peut être faite que par des gens très bien entraînés et en aucun cas à deux personnes. Sans parler des problèmes d’électricité résiduelle dans des câbles où circule du 25 000 volts. D’où l’hypothèse que la police n’a jamais retenue - parce qu’elle contrecarre ses plans : celle, connue depuis le début, des écologistes allemands qui utilisent cette technique depuis vingt ans. »
Des activistes allemands ont d’ailleurs revendiqué le sabotage de la caténaire de la SNCF. Cependant, les médias n’en font quasiment pas état, et les mis en examen sont maintenus en détention.

Le décret du 27 juin 2008 élargit les compétences de la nouvelle Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), qui a succédé notamment à la DST. En marge des missions traditionnelles de contre-espionnage ou de lutte contre le terrorisme islamiste, le texte prévoit que la DCRI « participe également à la surveillance des individus, groupes, organisations, et à l’analyse des phénomènes de société, susceptibles, par leur caractère radical, leurs inspirations ou leurs modes d’action, de porter atteinte à la sécurité nationale ».
Le 1er janvier 2009, dans Libération, Giorgio Agamben s’exprime ainsi : « La seule conclusion possible de cette ténébreuse affaire est que ceux qui s’engagent activement aujourd’hui contre la façon (discutable au demeurant) dont on gère les problèmes sociaux et économiques sont considérés ipso facto comme des terroristes en puissance, quand bien même aucun acte ne justifierait cette accusation. Il faut avoir le courage de dire avec clarté qu’aujourd’hui, dans de nombreux pays européens (en particulier en France et en Italie), on a introduit des lois et des mesures de police qu’on aurait autrefois jugées barbares et antidémocratiques et qui n’ont rien à envier à celles qui étaient en vigueur en Italie pendant le fascisme. L’une de ces mesures est celle qui autorise la détention en garde à vue pour une durée de quatre-vingt-seize heures d’un groupe de jeunes imprudents peut-être, mais auxquels « il n’est pas possible d’imputer une action ». Une autre tout aussi grave est l’adoption de lois qui introduisent des délits d’association dont la formulation est laissée intentionnellement dans le vague et qui permettent de classer comme « à visée » ou « à vocation terroriste » des actes politiques qu’on n’avait jamais considérés jusque-là comme destinés à produire la terreur. »

Le 27 novembre 2008, La Ligue des Droits de l’Homme publie ce communiqué :
« Une nouvelle fois, la Ligue des droits de l’Homme dénonce une procédure qui ne s’embarrasse pas du respect des libertés individuelles et se déroule sous l’œil de médias alimentés d’informations uniquement à la charge des personnes mises en cause. Cette violation, devenue permanente de la présomption d’innocence, y compris par des services de l’Etat ou par des responsables politiques, marque un affaiblissement inacceptable de l’Etat de droit.
« La LDH regarde avec inquiétude l’extension de l’accusation de terrorisme à toute forme de contestation sociale et politique alors même que, dans le cas présent et de l’aveu même de la ministre de l’Intérieur, aucune vie n’a jamais été mise en danger, ni même susceptible de l’être. Le terrorisme est une menace trop sérieuse pour que l’on cède en la matière à des instrumentalisations et à des gesticulations sécuritaires.
« La LDH dénonce la méthode de gouvernement qui conduit à exploiter chaque fait divers et à criminaliser toute critique de l’ordre établi pour réduire les libertés civiles et politiques. »

Le 18 janvier, Jean-Claude Paye (auteur de La fin de l’Etat de droit) écrit dans  La Libre Belgique que « dorénavant, un individu est arrêté comme terroriste, pas à cause d’actes commis, mais parce qu’il est nommé comme tel par la police. L’interpellation de 10 jeunes gens est avant tout un spectacle destiné à créer l’effroi. Les actes malveillants, l’arrachage de plusieurs caténaires, ont été qualifiés de terroristes, alors qu’ils n’ont, à aucun moment, menacé la vie humaine. L’accusation, qui dit disposer de nombreux indices, notamment des écrits et la présence de cinq suspects près de lignes sabotées au moment des faits, reconnaît n’avoir aucune élément matériel de preuve.
« La position de Mme Alliot-Marie, reprise au sein d’un rapport de la Direction Centrale du Renseignement Intérieur, est particulièrement intéressante : “Ils ont adopté la méthode de la clandestinité, assure la ministre. Ils n’utilisent jamais de téléphones portables et résident dans des endroits où il est très difficile à la police de mener des inquisitions sans se faire repérer. Ils se sont arrangés pour avoir, dans le village de Tarnac, des relations amicales avec les gens qui pouvaient les prévenir de la présence d’étrangers.” Mais la ministre en convient : “Il n’y a pas de trace d’attentats contre des personnes.” Ces déclarations résument bien l’ensemble de l’affaire. Ce qui fait de ces jeunes gens des terroristes, c’est leur mode de vie, le fait qu’ils tentent d’échapper à la machine économique et qu’ils n’adoptent pas un comportement de soumission “proactive” aux procédures de contrôle. Ne pas avoir de téléphone portable devient un indice établissant des intentions terroristes.
Dans les déclarations de Mme Alliot-Marie la référence aux faits, en l’absence de tout indice matériel probant, ne peut être intégrée rationnellement et engendre la phase du délire, une reconstruction du réel avec l’image du terrorisme comme support.
« Ici, on ne s’attaque pas à une idéologie déterminée, à une forme de conscience, mais simplement au corps, à des comportements, au refus de s’abandonner à la machine économique. Il ne s’agit donc pas de démanteler une avant-garde, mais de montrer que le refus de faire de l’argent, d’éviter les dispositifs de contrôle ou la volonté de refaire du lien social constituent une forme d’infraction, la plus grave qui existe dans notre société, un acte terroriste. »

En janvier 2009 est publié le texte « Non à l’ordre nouveau », signé par des intellectuels – Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Jacques Rancière, Jean-Luc Nancy, Slavoj Zizek –, mais aussi des éditeurs, des professeurs de droit, etc.
« En réalité, pour nous tous cette affaire est un test. Jusqu’à quel point allons-nous accepter que l’antiterrorisme permette n’importe quand d’inculper n’importe qui ? Où se situe la limite de la liberté d’expression ? Les lois d’exception adoptées sous prétexte de terrorisme et de sécurité sont-elles compatibles à long terme avec la démocratie ? Sommes-nous prêts à voir la police et la justice négocier le virage vers un ordre nouveau ? La réponse à ces questions, c’est à nous de la donner, et d’abord en demandant l’arrêt des poursuites et la libération immédiate de celles et ceux qui ont été inculpés pour l’exemple. »

Les comités de soutien se multiplient, ainsi que les soutiens officiels. Les mis en examen sont libérés successivement. Cependant, la mise en examen se poursuit. Yldune Lévy n’est libérée qu’en février 2009, et au 22 mars, Julien Coupat restait en détention.

3 mars 2009, visite de Sarkozy dans la Drôme : récit d’un commandant de gendarmerie participant à la sécurité du Président

« Ce mardi 3 mars à 11h00, l'empereur SARKOZY était chez nous, dans la Drôme. A l'heure des économies, à l'heure où il faut se serrer la ceinture, il aura encore "claqué" des millions d'euros pour sa propagande !!! 1265 gendarmes déployés !!! Oui, vous avez bien lu 1265 ! Nous montons la garde 24h/24 à l'aérodrome de Chabeuil et à la gare TGV. Son altesse ne voulant pas venir en Falcon république, il vient en Airbus (plus spacieux et nettement plus "digne" de son rang, du moins le pense-t-il).
« Seulement, il n'y a pas de rampe pour le faire descendre de l'avion ; ce n'est pas grave, on en fait venir une, vite fait, par convoi exceptionnel depuis Lyon !!!
« Ce soir, je prends le boulot à 19h30, jusqu' à demain 15h30... C'est ma troisième nuit ! Pour ne pas être gêné, l'Empereur aura la voie rapide Valence/ Romans coupée dans les deux sens pendant 30 mn. 60 voitures d'usagers de la SNCF (sur son passage) seront mises à la fourrière. Si jamais il y avait un contretemps, ce ne serait pas grave : un hélico Puma est tenu à sa disposition ainsi qu'un hélico Gazelle en appui....
« Il va donc aller faire le beau sur deux sites (Ecole de Chatuzange-le- Goubet et salle polyvalente d'Alixan) et pour se faire mousser, il a invité 3000 (TROIS MILLE) personnes à un petit vin d'honneur avant de remonter dans son avion à 14h00. Je vous laisse faire le calcul de la facture à l'adresse des contribuables que nous sommes...
« Dire que la France est au bord de la faillite et lui, il nous met une balle dans la nuque !
« En 26 ans, j'en ai fait des services de ce genre (sous Mitterand et sous Chirac) mais jamais je n'ai vu un tel déploiement et surtout un tel coût !
« Pour info, c'est une évidence, mais il est bon de le dire... au moindre sifflet, au moindre tag, à la moindre banderole hostile, le préfet saute ainsi que le Commandant de Groupement de gendarmerie. ...Pauvre France, nous sommes tombés bien bas avec un tel imposteur !
« Bonne nuit à tous. Je suis non seulement écœuré mais révolté que tant d'argent soit claqué et que mes voitures de service affichent 250.000 km au compteur...
« Signé : Un vieux commandant militaire de la Gendarmerie, qui en a pourtant vu d'autres, et c'est peu de le dire. »

Un appel (Mouloud Aounit (MRAP), Olivier Besancenot (LCR/NPA), Patrick Braouezec (PCF) et Noël Mamère (Les Verts), janvier 2009)

« Edvige, STIC, fichage ADN, Taser, Tarnac, Marciac, comparution immédiate pour de nombreux jeunes de quartier pendant que certains policiers incriminés dans des «bavures» attendent tranquillement un éventuel procès, mise au pas de la magistrature,  mise sous tutelle de la télévision publique, mise en cause du droit d'amendement des parlementaires, acharnement judiciaire contre Jean-Marc Rouillan, délits d'outrage et de rébellion, pressions contre les journalistes comme dans l'affaire De Filippis, GPS pour les malades psychiatriques. Rétention de sûreté, prison dès 12 ans, mise à l'écart des SDF, chasse aux sans papiers; attaques contre les mouvements de défense des droits, du Dal à la Cimade, retrait des financements aux associations d'éducation populaire...
« La liste des atteintes aux libertés démocratiques s'allonge chaque jour, comme si une stratégie sécuritaire délibérée se mettait en place pour détourner les esprits des crises financière, sociale, économique et de la récession qui s'annonce.
« Tout est mis en œuvre pour empêcher qu'un légitime refus social se transforme en opposition politique. Nous l'affirmons : Sarkozy organise délibérément une stratégie de la tension et met au pas tous les appareils qui gèrent le contrôle des populations : police, justice, éducation, travail social, presse. La stratégie sécuritaire de la tension vise à détourner l'attention de la question sociale et à constituer un climat de peur et de suspicion généralisés; elle permet de criminaliser la pensée et l'action des secteurs de la population qui ne se laissent pas anesthésiés. Transformées en ennemis de l'intérieur ou en  déviants, plusieurs figures sociales sont livrées en pâture à l'opinion: le juge laxiste, le « terroriste idéologique de l'ultra-gauche », le jeune des cités, ado ou pré-ado, le délinquant, le pédophile, le schizophrène...
« On fabrique des discours fondés sur la génétique, le racisme ou le nationalisme, on produit des paroles à double sens, qui jouent sur la victimisation des uns et la culpabilité des autres. On pénalise à outrance les rapports sociaux, pour dessiner un nouvel ordre sécuritaire. Ainsi de l'inflation des lois d'exception, votées au gré des faits divers, qui engendre une extension indéfinie des règles juridiques du contrôle social : lois sur la psychiatrie et la délinquance des mineurs, contrôle des sources des journalistes, lois à répétition sur l'immigration.
« L'Etat est privatisé au service d'un clan. Ainsi du contrôle du renseignement, avec la restructuration de la DST en DCRI, sous l'autorité directe du président de la République et la constitution d'un domaine réservé de la police, le  développement de la télé surveillance, l'extension des fichiers de type STIC ou Edvige...
« Enfin, la théâtralisation des opérations à grand spectacle vise à frapper les esprits. D'abord expérimenté contre les sans-papiers, ce barnum médiatico-policier s'étend chaque jour un peu plus: le pouvoir teste les défenses immunitaires de la société, quitte à reculer lorsque sa résistance est trop forte. L'affaire de Tarnac en est un des exemples les plus significatifs: on institue une guerre préventive contre ceux qui  auraient pu commettre des actes car ils en avaient "les moyens intellectuels"... Comme dans le film de science fiction,  Minority Report, qui sanctionnait des coupables potentiels.
« Le développement d'une répression de proximité participe à cette peur diffuse : depuis les révoltes de novembre 2005, le sarkozysme promeut un modèle centré sur la répression: extension de l'utilisation du Taser aux polices municipales, des Flash-ball avec lunettes de visée, des drones et des hélicoptères pour surveiller les banlieues, possibilités de gardes à vue d'une durée de 96 heures, développement d'officines para-étatiques, accords éducation nationale-Police, dont l'affaire de Marciac est symbolique .
« Nous avons affaire à une clique qui organise  la régression démocratique, en menant une véritable guerre contre les pauvres et tous ceux qui tentent de lui résister. Pour imposer ses pratiques de prédation, l'affairisme a besoin de son frère jumeau, l'autoritarisme. Nous sommes face à une dérive anti-démocratique qui s'apparente à ce que fut la «bushisation». L'indignation devant l'accumulation des mesures liberticides ne suffit plus. La seule défense possible contre l'Etat sécuritaire, c'est le développement d'un mouvement massif pour la défense des libertés.
« Il y a quelques années, toute la gauche politique, associative, syndicale, avait su se rassembler dans un comité national de vigilance contre le Front national. Aujourd'hui, devant la multiplication des atteintes aux libertés du président de la République et de son équipe, contre cette stratégie de la tension, nous en  appelons à la vigilance citoyenne et à la constitution d'un mouvement de résistance pour les libertés. »